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4 years ago

Au bord du vide (L’Offrande aux sirènes)

Le vent glacé, chargé de sel, souffle en rafales tumultueuses qui lui font presque perdre l’équilibre tandis qu’il s’approche du bord. Sans doute vaudrait-il mieux fixer l’horizon avec stoïcisme, mais les rochers noirs et pointus, sur lesquels se jettent les vagues furieuses, loin, loin en contrebas, attirent inexorablement son regard. Il a conscience de son sang quittant son visage et fait un effort surhumain pour contenir le flageolement de ses jambes. Tout son clan le regarde et compte sur lui. Il entend, comme dans un rêve, les cris de sa mère. Il n’ose tourner les yeux vers elle, en dernier adieu, de peur de se mettre à sangloter lui aussi. On ne parle pas avec beaucoup de respect des Marqués qui ont passé leurs derniers instants à pleurer et à supplier. Il ne veut pas être un de ceux-là.

Pendant des années, il n’y a pas eu d’Offrande. Mais le temps est venu, car trois garçons sont nés avec la Marque, comme lui, dans les mois qui ont précédé sa naissance, et un autre quelques jours après. Les anciens disent qu’il en naît quelques-uns à chaque génération, toujours des enfants mâles. Et à chaque génération, les sirènes réclament leur dû et en emportent un. Selon la rumeur que l’on choisit de croire, l’élu deviendra leur roi, sera dévoré, ou mourra d’épuisement après avoir servi de reproducteur. Bien qu’il ait essayé de toutes ses forces de ne pas imaginer les détails d’un accouplement avec ces créatures mi-femmes mi-oiseaux aux serres cruelles, cette troisième possibilité lui a valu bien des réveils en sueur et au bord de la nausée.

Il a songé à s’enfuir, bien sûr. Mais cela aurait amené le déshonneur sur sa famille, faisant d’eux des parias et ôtant à ses frères et sœurs tout espoir de se marier - une sentence tacite de bannissement. Plus grave encore, cela causerait la perte de son clan. Les sirènes les protègent des Etrangers et, lorsqu’elles amènent les bateaux ennemis à se briser sur les rochers, grâce à leur chant terrible et magnifique, elles autorisent les membres du clan à s’emparer des cargaisons dans les épaves. C’est de cela qu’ils vivent. Les anciens racontent même qu’une année où les tempêtes avaient duré bien plus longtemps qu’à l’habitude, les empêchant de sortir en mer pour pêcher, les sirènes leur avaient amené une créature marine aux formes étranges, comme nul n’en avait jamais vu, dont la chair avait permis au clan de survivre jusqu’au retour du beau temps.

En échange, les sirènes exigent, une fois par génération, une Offrande. Le jour de son quinzième anniversaire, le Marqué doit s’avancer au bord de la falaise, au flanc de laquelle les sirènes ont leurs nids, et sauter. Si les créatures le trouvent à leur goût, l’une d’elles l’attrape au vol dans ses serres, et l’emporte dans le réseau de galeries qui s’enfonce dans la paroi calcaire. On ne le reverra jamais, mais son nom et sa famille seront révérés car il aura permis au clan de perdurer. Si le Marqué n’a pas l’heur de plaire aux sirènes, elles le regardent avec indifférence se fracasser sur les rochers – comme se sont fracassés ses trois prédécesseurs au cours des derniers mois. La gloire ou la mort. Il n’y a pas d’entre-deux.

Le clan l’acclame. Les sirènes ont quitté leurs nids et tournoient un peu en-dessous de lui, planant dans l’air marin en le fixant avec intérêt. Il faut y aller, maintenant. Il prend une grande respiration, vaine tentative de faire refluer la terreur qui l’emplit tout entier, et fait un pas en avant.


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