Mythe - Tumblr Posts

"Ainsi je parle de la Déesse comme d une tisserande, une araignée, et je commence à faire attention aux araignées qui tissent leurs toiles dans les coins. Je fais l expérience de la toile comme un rythme de fils et d espaces. [...] Je cherche dans ma propre vie ces noeuds, ces espaces - dans les mots, dans les relations - et connaître la sensation de la toile me donne le pouvoir de sentir la même robustesse dans les noeuds et les espaces de ma vie. "
Starhawk, "Rêver l obscur - Femmes, magie et politique"
Susceptibilité
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La lande est magnifique par ici, et les falaises encore plus. Oui, ce chemin est réputé dangereux, chaque année des touristes y décèdent, mais la vue en vaut largement la peine, et puis Raphaël fait très attention, il fait jour, il n’a pas bu, il n’y a pas vraiment de risques.
D’ailleurs il n’est pas le seul à venir profiter de la beauté de l’endroit. Devant lui, il voit une femme, mince et aérienne, portant dans un imperméable flottant autour d’elle, qui saute de rocher en rocher comme si le vent lui-même la portait. Elle s’approche de plus en plus du bord de la falaise, et finit par s’arrêter à l’extrême limite, si près que Raph se demande si la pierre ne risque pas de s’ébouler sous ses pas. Il tente de lui crier que c’est dangereux, mais l’inconnue l’ignore et se penche de plus en plus vers la mer et les rochers en dessous, à plusieurs dizaines de mètres plus bas…
L’éclair de compréhension frappe Raph. Elle le fait exprès. Elle est venue ici pour mourir.
Lui criant toujours de reculer, il se précipite vers elle et la tire en arrière. Dans un mouvement de rejet, la femme recule trop, il la suit, et sent le sol se dérober sous ses pas…
Il tombe pendant quelques secondes qui durent mille ans.
Puis le choc.
Mais non. Ce n’est pas le choc de son corps s’écrasant au sol, c’est le choc d’être agrippé par deux bras solides qui le retiennent fermement, tandis qu’au-dessus de lui deux ailes immenses déployées leur permettent de planer doucement jusqu’au sol. Le choc, c’est de voir la femme inconnue devenue subitement monstrueuse et emplumée, qui le regarde dans les yeux et lui gronde de rester tranquille. Et lorsqu’elle le dépose au sol, c’est ce deuxième choc qui rend ses jambes faibles et le fait s’écrouler sur place. Qu’est-ce qui vient de se passer ? Qu’est-ce qu’il a vu ?
« Qu’est-ce que vous faisiez là ? lui reproche la femme-oiseau. Vous auriez pu vous tuer !
— Je… je…
— Vous avez essayé de m’attaquer !
— Non ! Je… je croyais… que vous vouliez sauter ! Mais pas avec… avec les ailes… je croyais…
— Ah. Vous avez cru que j’étais une humaine qui voulait se suicider.
— Oui !
— Si ça avait été le cas, ça aurait été un épouvantable sauvetage, vous savez ça ?
— … sans doute !
— Et maintenant, je devrais vous dévorer.
— Quoi ?
— Pas de témoin, pas de problème. Et puis entre la falaise et la marée, vous ne seriez pas le premier corps qui ne serait jamais retrouvé.
— Mais… mais j’essayais de vous sauver !
— Oui, c’est pour ça que j’hésite encore. Ce ne serait pas très juste. Mais il s’agit de la survie de mon peuple. Nous avons besoin de ce secret. Nous sommes trop peu nombreuses aujourd’hui…
— Votre peuple… Les femmes-oiseaux ?
— Quoi ? Je suis une sirène ! Les poètes mettent l’humanité en garde contre notre espèce depuis des millénaires ! Pour qui vous me prenez ?
— Oh, heu, je croyais que les sirènes étaient plus… aquatiques ?
— On n’est pas chez Disney ! Ce n’est pas ma faute si les humains ont donné le même nom à des espèces complètement différentes… Bref. Il est tôt, personne ne nous a vus, vous êtes un problème facile à régler.
Raph commença à chercher dans son dos, le plus discrètement possible, une pierre qu’il pourrait ramasser. Hors de question de se laisser dévorer ! Magique ou pas, la sirène est mince, presque frêle, en combat il pourrait facilement…
— Je vais vous dire ce que vous allez faire, Raphaël Hartcher, et vous avez de la chance d’avoir voulu faire une bonne action pour commencer. Ҫa me porterait malheur de ne pas en tenir compte.
La voix de la sirène, à présent, est envoutante, dérangeante mais fascinante. Raph écoute de toute son âme, certain à présent qu’il va entendre la chose la plus importante de sa vie.
— Vous allez lâcher cette pierre ridicule et vous lever. Ensuite, vous allez marcher jusqu’au bout de la plage, et oublier tout ce qui s’est passé entre le sommet de la falaise et le bout de la plage. Ҫa ne vous inquiétera pas, vous penserez que c’est normal d’oublier une partie de sa promenade quand on est plongé dans ses pensées, et vous n’aurez aucune envie d’en parler à qui que ce soit. Vous oublierez l’existence des sirènes. Ah, et quand vous rentrerez chez vous, vous prendrez un moment pour vous cultiver un peu sur les mythes grecs et leur bestiaire. Jamais vous ne penserez que la mythologie a quoi que ce soit de réel, mais vous ne confondrez plus les différents types de sirènes. Allez. »
Parfait. Tout ce qu’il vient d’entendre est parfait. Sensé, merveilleux, entrainant. Ralph y adhère en tous points.
C’est une belle balade, la plage à marée basse. Bien sûr, c’est moins beau que la vue depuis la falaise, mais il était tellement plongé dans ses pensées qu’il est descendu sans s’en rendre compte. Aucune importance. Par contre il est grand temps de rentrer. Peut-être qu’il va lire un peu, aujourd’hui. Il a des tonnes de classiques à la maison auxquels il ne touche jamais, ce serait une bonne chose de profiter des vacances pour se cultiver, après tout.
Il lui semble entendre derrière lui une étrange voix qui bougonne « pfff… aquatique… », mais il met ça sur le compte de son imagination.
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