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4 years ago

L’épée de toutes les épées

Voyez comme il est grand et puissant, le Chevalier-Roi ! Il chevauche dans son royaume et fait régner l’ordre et la justice ! Avec lui, les monstres n’ont qu’à bien se tenir ! S’ils ramènent le bout de leur museau, le Chevalier-Roi dégaine Exploseuse, l’épée de toutes les épées, la Tueuse de Dragons, et il les tranche en deux !

Mais à ce jour, le grand et puissant Chevalier-Roi s’ennuie quand même beaucoup, il doit l’avouer. Le Royaume s’étend sur tout le jardin de Papy et Mamie – à part la mare qu’on n’a pas le droit d’approcher – ainsi que sur la terrasse et une partie de la maison – pas l’atelier de Papy, ni le garage non plus. Il a même le droit d’entrer dans le poulailler, à condition de laisser Exploseuse dehors et de ne pas affoler les poules. Alors que sans Exploseuse, le Chevalier-Roi doit bien avouer que les poules ne sont pas très soumises à son autorité. Il a déjà reçu quelques coups de bec en totale lèse-majesté, et depuis il se méfie.

Il fouette quelques grandes herbes avec Exploseuse, sans conviction. L’épée de toutes les épées est capable de toutes les prouesses sur les monstres, par contre elle ne vaut pas grand-chose en jardinage. Et Mamie n’approuverait sans doute pas.

Une ombre le fait sursauter, traversant le jardin à toute allure. Qu’est-ce que…

Il relève et ses yeux brillent d’excitation. L’intrus est un énorme oiseau noir aux yeux brillants, qui s’est posé sur la branche du saule et le toise en coassant. Un dragon noir ! À l’assaut !

Agrippant Exploseuse d’une main, le Chevalier-Roi entreprend de grimper à l’arbre de l’autre. Il n’a jamais été un grand grimpeur, mais l’occasion est trop belle. Il va lui voler dans les plumes, à ce cracheur de feu mal luné ! Ce gros lézard volant ne sait pas à qui il a affaire !

Par contre, la montée est légèrement plus dure que prévu. Surtout avec une seule main. Il continue à faire des moulinets avec son épée, mais rien à faire, il est encore beaucoup trop bas pour déloger le monstre qui continue ses « croa croa » insolents. Énervé, le Chevalier-Roi finit par carrément lui jeter l’arme à la figure pour le transpercer une bonne fois pour toutes !

Sauf que le dragon noir s’envole avant d’être touché, et que l’épée de toutes les épées reste coincée dans les branches.

Autant pour la Tueuse de Dragons.

Et zut. Mais il a deux mains maintenant, il peut monter plus haut pour la récupérer. Branche après branche, il progresse lentement mais sûrement jusqu’au sommet. Puis il se glisse à califourchon sur la grosse branche qui retient l’épée prisonnière. Il la tire vers lui et la brandit vers le soleil, fier de sa victoire !

De là-haut, son regard embrasse tout son royaume, le jardin et le poulailler, la terrasse et la maison, et Mamie qui sort le chercher en amenant de la limonade fraîche… Tout son univers grandiose et magique, dans d’éternelles vacances d’été. Il ne le sait pas encore, mais jamais plus il n'oubliera ce moment parfait de son enfance.


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4 years ago

Rien

Que cachent les ténèbres ? Rien, voyons. Absolument rien. Peut-être un peu de rien qui serait plus massif qu’une ombre. Plus attentif aussi. Mais ce n’est qu’un rien parmi d’autres, pourquoi s’en soucier ? À peine imaginé, déjà oublié, c’est ce qu’il y a de mieux à faire.

(Sauf pour les enfants, les chats et les grands anxieux, qui ne dormiront pas tranquilles tant que ce rien sera là)

Et s’il venait, ce rien. S’il se levait. S’il prenait ta main. Si tu l’amenais, tout doucement, jusqu’à la lumière. Qu’en verrais-tu ? Absolument rien. Transparent, invisible, il n’a pas de reflet dans le miroir ni de chaleur contre ta paume. Il ne se serait que le fruit de ton imagination. Plus on y voit, moins on le distingue. C’est pour ça que les ténèbres le dévoilent. Un peu. Juste assez pour faire dresser quelques cheveux sur ta nuque. Un vieil instinct qui préfère s’inquiéter pour rien plutôt que de laisser passer une menace.

Ce n’est pas dangereux, de toute manière. C’est très, très seul. C’est pour ça que ça aime venir nous voir. Guetter un peu de vie, de mouvement, d’éclat. À défaut d’y participer, c’est déjà une distraction, un apaisement. Ce qui n’est rien n’a rien. Ce qui n’est rien n’a personne. C’est dur, tu comprends.

Alors, si tu veux danser, dans le noir ou la lumière, guidé·e par une musique tonitruante ou par une chanson que tu fredonnerais, n’hésite pas à offrir ta main. Ce serait une invitation. Rien ne l’agripperait, rien ne danserait avec toi, partageant quelques pas, ta vie, ton éclat. Un autre transparent, sans chaleur, sans poids, un autre invisible à la lumière, ce ne serait pas un autre danseur du tout. Ce ne serait rien.

Mais laisse-lui une place tout de même. Ça ne coûte rien.


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4 years ago

Jalousie

Il grandit en moi, ce sentiment qui m’empoisonne, qui m’asphyxie.  Je le sens enfler, emplir toute ma cage thoracique, écraser mon cœur et mes poumons, tordre mon estomac.

Et je dis « Ah, c’est bien. »

J’ajoute « Tu as raison. Si tu es heureux, c’est le principal. »

Et aussi « Suis ton cœur. »

Le mien n’est déjà plus qu’un fantôme, de toute façon.

Une plante vénéneuse pousse en moi. C’est elle qui me torture. Son poison brûle mes veines à chaque fois que j’entends mon amour parler de son amour. Son amour pour une autre. Je souris. Je l’encourage. Il faut sourire. Il faut être gentille. Il ne m’appartient pas.

Mais il pourrait, murmure la plante.

Elle ajoute Pourquoi elle et pas toi ?

Et aussi Elle te le vole, ne te laisse pas faire.

Vilaine plante. Vilaines pensées. Vilain poison.

Je n’en peux plus.

Il ne voit rien. Et honnêtement, ça ne le concerne pas vraiment. C’est un combat entre moi et moi-même. Entre celle que je veux être et celle que je crains d’être. Entre celle qui avance toujours et celle qui va fracasser le crâne de sa rivale.

Je me retiens si fort.

J’étouffe.

« Je crois que ce serait mieux si on ne se voit plus pendant un certain temps. »

« C’est un peu compliqué à t’expliquer, mais crois-moi c’est mieux comme ça. »

« J’ai juste besoin d’un peu de temps pour moi. Pour souffler. Ne t’en fais pas, je te rappellerais dès que ça ira mieux. »

Dès que j’aurais arraché cette maudite plante et extirpé ses racines empoisonnées.

C’est ce qu’il y a de mieux à faire, n’est-ce pas ?

 .

Mais j’étouffe. J’étouffe vraiment.

Si j’allais voir l’autre, la rivale qui ne sait pas qu’elle est la rivale, est-ce que ce serait si grave ?

Je ne lui veux pas de mal.

Pas vraiment.

Je veux juste respirer à nouveau.

C’est tout.


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4 years ago

Trésors

Nous sommes allés cueillir des fraises des bois.

Non, nous sommes allés nous promener dans la forêt. Mais elle connaissait ce coin où il y avait des fraises, alors je l’ai suivie.

Elle a retroussé sa jupe pour ne pas la déchirer dans les ronces et les branches. Je lui ai dit d’être prudente. Elle s’est écorchée. J’aurais voulu passer en tête, piétiner pour elle tous les obstacles, tenir les plantes comme les portes d’un palace le temps qu’elle passe. Mais c’est elle qui connaissait le chemin. Alors je n’ai rien fait.

Nous avons trouvé les fraises, loin au fond des bois, bien plus loin que je sois jamais allé. Elle m’en a fait goûter une. Elle tenait à me prouver que nous n’avions pas fait tout ce périple pour rien. Je n’en doutais pas, et même si les fraises avaient été horribles, pas mûres ou déjà mangées, j’aurais été ravi de faire cette longue balade avec elle. Mais ça aurait amoindri la valeur des fraises, dont elle était si fière. Alors je n’ai rien dit.

La fraise était délicieuse. Minuscule, juteuse, sucrée et douce comme un morceau de paradis. Nous avons cueillis ces petits trésors, délicatement pour ne pas les écraser. Enfin en théorie. En réalité, j’avais beau m’appliquer, j’y allais toujours trop fort. Ces précieux rubis, j’en faisais de la purée. Pendant ce temps, elle grimpait au talus en quête d’autres fraisiers. J’aurais voulu l’aider, attraper sa taille pour la hisser vers le sommet. Mais j’avais du jus plein les doigts, et je n’aurais fait que la salir. Alors je n’ai rien fait.

Quand il a été temps de rentrer, elle m’a souris, un peu nerveuse. Elle était si joyeuse pendant toute l’expédition, si contente de son panier rempli. Je ne comprenais pas pourquoi à présent elle regardait ses pieds en rougissant.

Puis elle s’est tourné vers moi et m’a embrassé – un baiser au goût de fraise, ce n’était pas une seule qu’elle avait volé à la cueillette, c’était au moins mille, car son baiser était mille fois meilleur qu’un fruit, comme mille morceaux de paradis.

Alors je le lui ai rendu.


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4 years ago

Effraction

« Viens, on peut entrer par là.

— T’es sûr ?

— Mais oui, fais pas ta poule mouillée, allez viens !

Ben a très envie de faire demi-tour, là tout de suite. La maison abandonnée est sinistre, et même si ce n’est pas eux qui cassé la fenêtre, c’est quand même une effraction. Il aurait dit non à n’importe qui.

Mais ce n’est pas n’importe qui qui lui demande, c’est Nathan, ils sont seuls tous les deux, ils sont partis à l’aventure, et Ben sait qu’il est prêt à faire n’importe quoi.

Pas de chance, n’importe quoi, c’est exactement le plan de son ami.

Ils entrent en se faufilant avec précaution par la vitre brisée, prenant garde à ne pas se couper sur le verre. À l’intérieur, une petite mare de boue, là où la pluie s’est mêlée à la saleté de la maison, et des tonnes de poussière. À peine arrivé, Ben se met à éternuer comme un perdu, sous les éclats de rire de Nathan.

— Bon, au moins les fantômes savent qu’on est arrivés maintenant…

Nathan le taquine, à la fois pour le bruit et pour sa peur des fantômes. Il a l’air ravi d’être ici. Ce qui laisse Ben un peu perplexe. C’est une horrible vieille maison abandonnée, dégoûtante et pleine d’araignées, voire de rats, et peut-être même hantée. Il n’y a rien d’amusant à y faire, à part passer de pièce en pièce en évitant de toucher les murs pour ne pas attraper le tétanos. Qu’est-ce qu’ils font là ?

Ils avancent. Il y a quelques tags, mais pas beaucoup. La maison n’a pas intéressé les squatteurs visiblement. Tout ce qui pouvait être intéressant a déjà été pillé, les objets restants, vieux et cassés, ont été jetés en vrac à droite et à gauche. Nathan fouine, essuie la poussière qui macule une vieille poupée au crâne fendu, la fait parler comme un mauvais ventriloque :

— Saluuut, Ben ! Je suis Jessica la poupée hantée, je suis te-lle-ment contente de te rencontrer ! Fais-moi un bisou !

Ben attrape le poignet de son ami et le débarrasse de la poupée avant que celui-ci ait pu la rapprocher. Ҫa n’a rien de difficile pour lui, il est beaucoup plus grand et plus fort que Nathan, au grand dam de celui-ci. C’est le plus petit des deux qui s’est révélé être un casse-cou intrépide. Qui se met toujours dans les ennuis. Qui aimerait tellement avoir la carrure de badass qui irait avec son caractère.

Mais il est mignon comme ça. Selon Ben, qui refuse de le lui dire. Ҫa serait… il n’a pas envie d’y réfléchir. C’est effrayant, c’est tout.

Presque aussi effrayant que cette maison, qui lui tape de plus en plus sur les nerfs.

Il sursaute en entendant un grincement et se retourne. Non, rien, bien sûr, mais son cœur bat la chamade et il commence à se sentir mal. Vivement la fin de…

— Hé, ça va ? demande Nathan.

Il a beau plaisanter sur les fantômes et tout le reste, Nath ne le pousserait pas jusqu’à ce qu’il ait vraiment peur. Ce n’est pas son genre.

— Ҫa va, ça v… Oh putain, là !

— Quoi, là ?

— Dans le miroir ! J’ai vu bouger !

— C’est rien, c’était sûrement les rideaux ou…

— J’ai vu bouger !

La voix de Ben s’est perchée dans les aigus tandis qu’il guette de tous les côtés à la recherche de l’ombre. Il ne l’a vue que du coin de l’œil, mais il l’a bien vue, sûr et certain ! Et les esprits ne s’en prennent pas aux sceptiques, c’est bien connu, alors c’est sans aucun doute lui qui va…

— Ben ! s’exclame Nathan en lui attrapant les deux bras. Ben, regarde-moi !

Ben commence à paniquer, il guette de tous les côtés la créature qui rôde sans doute, il sent son sang pulser jusque dans ses temps et sa vision s’étrécir. Nathan répète avec autorité :

— Ben, regarde-moi ! Parle-moi !

— Je… je te jure que…

— Oui, je sais que tu as vu quelque chose, et peut-être qu’on ne saura jamais vraiment ce que c’est, mais ce qui est sûr c’est que ce n’est pas dangereux. Il n’y a rien de dangereux ici. Jamais je ne t’aurais emmené dans un endroit dangereux, d’accord ?

— Tu…

— Tu as confiance en moi ?

— Ou… ouais…

— Regarde-moi. Comme ça, très bien. Respire lentement. Avec moi.

Ben préférerait guetter le fantôme qui se prépare à l’attaquer, mais il obéit à son ami, perdu dans son regard si intense, suit son rythme de respiration, et peu à peu s’apaise. Oui, il lui fait confiance, aveuglément.

Peu à peu ses sens reviennent à la normale. Son rythme cardiaque aussi. Il faut encore un temps avant que ses muscles ne finissent aussi par se décontracter, et enfin il lâche les bras de Nathan avec un petit sourire.

— Ҫa va mieux. Merc…

Il n’a pas le temps de finir. Nathan lui a attrapé la nuque et l’embrasse à pleine bouche.

Puis s’écarte.

Ils restent silencieux quelques instants, laissant l’évènement flotter entre eux, comme si en évitant de parler ils pouvaient encore décider si c’était vraiment arrivé ou non.

Puis Nathan soupire :

— Désolé… Je voulais faire un truc pour t’impressionner. Tu sais, genre le gars qui a peur de rien. Je pensais pas que tu flipperais vraiment. Pardon.

— Tu… t’as… quoi ?

— Tu t’y attendais vraiment pas ? Je pensais que tu le savais. Tout le monde le sait.

— Sait quoi ?

— Que je suis amoureux de toi. »

Ben ne le savait pas, non, il ne s’est jamais autorisé à l’imaginer, et il aura des millions de questions à poser – plus tard. Pour l’instant, il l’embrasse à nouveau, comme la réponse où il serait certain de ne pas se tromper à une question qu’il ne peut pas formuler.


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4 years ago

Page blanche

Bon. Au bout de combien d’essais doit-on admettre qu’on n’a pas d’inspiration aujourd’hui ?

Autrefois, l’auteur frustré roulait en boulet la feuille où il avait commis ses mauvais départs et la balançait à la corbeille. On pouvait ainsi mesurer l’étendue de sa détresse.

Aujourd’hui, on écrit, on se relit, on blêmit, on maudit et on efface, encore et toujours, sans laisser la moindre trace. Aucune différence entre trois heures d’essais et trois heures de rêvasseries sans placer un mot de plus sur son brouillon. Comme si les mauvaises idées ne comptaient pas, au moins pour l’effort.

C’est décourageant.

Mais tout est décourageant lorsqu’on manque d’inspiration.

Mais si, diront les autres, l’inspiration est partout ! Inspire-toi du réel !

Pauvres malheureux. Comme si le réel n’était pas le pire ennemi de l’art. Toujours brouillon, sans début ni fin, sans arrière ni avant plan, sans logique, sans sens. Un casse-tête éternel qui ne fait même pas l’effort d’être intéressant.

Non, pour faire entrer le réel dans son œuvre, l’artiste doit procéder avec précautions, distiller soigneusement goutte après goutte ce dont il a besoin exactement, pas plus, pas moins. Ensuite il va bâtir tout le reste. Ce qui est la meilleure partie du travail, pour être honnête.

Ici, nous avons un artiste de la pire espèce : un écrivain de fantasy. Tellement loin du réel qu’il l’aborde par l’autre bout : il lui arrive parfois, accidentellement, de glisser un bout de réalité par-ci par-là. Le lecteur étonné va retrouver, au milieu de l’éternelle guerre entre deux peuples qui n’existent pas sur une terre qui n’existe pas dans un temps qui n’existe pas, un comportement très, très réel. Dépouillé de tout le contexte et les connaissances que le lecteur a emportées dans ses bagages, ce petit fait, déguisé grossièrement d’une fausse moustache, ne manquera pas d’être reconnu et compris. Comme quoi il ne faut pas s’inquiéter pour le réel. Il trouve toujours un moyen de se glisser là où il n’est pas attendu.

Ce qui ne résous pas le problème d’inspiration de notre auteur. Il peine, il planche, il tente et retente, en vain.

Il finit par lâcher son écran et regarde autour de lui les autres livres, désabusé.

Dans son bureau, il n’y a que des livres qu’il a choisies lui-même pour les mettre aux meilleures places – oui, il y en a aussi dans le salon, dans le couloir et même dans les toilettes. Ce sont des livres qu’il a lus et aimés, parfois passionnément. Des refuges face à la vie, des portes d’entrée vers des mondes fantastiques, des milliers de personnages fascinants dont il se sent plus proche que de certains membres de sa famille. Aujourd’hui, pourtant, l’écrivain se sent jugé, toisé du haut des étagères par les livres qui l’entourent. Tout petit. Indigne.

Il proteste. Il en a écrit, quand même, des livres, qui trônent fièrement au milieu des autres. Il n’a pas à rougir. Une panne d’inspiration, ça arrive à tout le monde, même aux meilleurs. Le résultat n’en sera pas moins bon. Les lecteurs ne sauront jamais à quel point il a peiné sur ce passage.

Oui, mais…

Et si c’était foutu ? souffle son angoisse. Et si je n’y arrivais plus jamais ?

Qu’y  a-t-il de plus terrifiant pour un artiste que de perdre l’inspiration ? C’est incontrôlable et insaisissable. Oui, normalement ça vient tout seul, ou du moins le travail n’est pas conscient, l’idée semble avoir germé dans le crâne sans avoir eu besoin de graine. Mais si on ne sait pas d’où ça vient, on ne sait pas où aller le chercher en cas de besoin. Et on garde la peur qu’un jour, tout puisse s’arrêter.

L’écrivain se prend la tête – littéralement, une main sur chaque tempe. Des graines. Tout est question de graine. Il y en a forcément, son cerveau en collecte en permanence, à droite, à gauche, dans la fiction comme dans la réalité, tout peut être utile même si tout ne sera pas utilisé. C'est un peu l'instinct d'une pie. Il stocke d’abord, il fera le tri ensuite. Pour l’instant, des idées il en a même trop, c’est juste qu’aucune ne colle, pire, aucune ne lui plait, aucune ne l’enthousiasme !

Mais si…

Et s’il imaginait un écrivain génial, qui débarquerait ici pour écouter son problème, comment est-ce qu’il le résoudrait ?

Lentement, puis de plus en plus vite, l’écrivain se remet à écrire.


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4 years ago

Ploc

Une goutte.

Ploc.

Puis le silence. Treize secondes de silence. Et à nouveau, une goutte.

Ploc.

Ces bruits rythment le temps au sein de la caverne depuis des milliers d’années. Ils n’ont pas toujours été aussi réguliers. À présent, on pourrait s’en servir pour régler sa montre. Si on avait de la lumière. Il fait noir comme dans un four.

Ploc.

Il n’y a pas beaucoup de vie sous terre. Même les chauves-souris ne viennent pas aussi profondément, aussi loin de la surface. S’accrocher à l’abri, c’est bien beau, mais il faut aussi penser à remplir son assiette. Les insectes ne se bousculent pas dans le coin non plus. Il y a quelques araignées, si immobiles qu’il est difficile de distinguer les vivantes des mortes.

Ploc.

Aujourd’hui, pourtant, ça remue. Ҫa avance et ça bruisse, ça halète et ça gémit, et ce boucan est d’autant plus tonitruant que celui qui le commet se donne beaucoup de mal pour ne pas en faire, du bruit. Il se retient de toutes ses forces, tout en tâtonnant dans le noir. Il est terrifié. On n’entend que lui. Brusquement il s’arrête, enfin parfaitement silencieux, tandis qu’il écoute.

Ploc.

Il lâche le souffle qu’il retenait et continue à avancer, à tâtons, très prudemment. Un bruit d’éclaboussure suivit d’un juron – l’intrus vient de trouver la rivière. Il sent le courant et s’en sert comme guide, remontant vers la source. Toujours dans le noir. C’est très dangereux, ce qu’il fait. Il le sait très bien. Mais un homme non équipé peut avancer jusqu’à la source en partant de cette grotte, ce que l’autre ne sait sans doute pas. Il peut s’en sortir.

Ploc.

Ou pas.

De la lumière fuse. L’autre n’a plus besoin d’être dans le noir.

Bang.

L’éclat du coup feu illumine tout, très brièvement, bien plus fort que la modeste lampe torche n’arrivait à le faire. Puis le silence revient. L’autre s’en va.

Il n’y a plus beaucoup de vie dans la caverne.

Ploc.


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4 years ago

Chambre 28

Lorsqu’elle parle, je sens la colère qui monte.

Oh, elle est adorable, pourtant. C’est sans doute pour ça. C’est une gentille petite mamie – arrière grand-mère, même – qui ne ferait pas de mal à une mouche. Qui a donné de sa personne toute sa vie. 84 ans, ça en fait des décennies à trimer pour que tout le monde ne manque de rien, ni mari, ni enfant, ni toute la panoplie familiale plus ou moins éloignée, ni les amis, collègues ou voisins. De quoi t’as besoin ? Dis-le-moi et je m’en occupe !

On n’en fait plus des comme elle.

Je ne veux pas dire que sa gentillesse s’est retournée contre elle. Des gens qui ont donné, donné, donné, et qui au crépuscule de leur vie sont entourés et célébrés, il y en a aussi plein. La bonté n’entraine pas de punition.

Mais elle n’entraine pas non plus de récompense. Pas à tous les coups.

Elle me raconte, un peu gênée, honteuse par procuration, tout ce qu’on ne fait pas pour elle. Parce qu’elle est clouée sur un lit d’hôpital et a du mal à marcher. Tous les reproches pour avoir abandonné son mari. Pour être si égoïste qu’elle ne peut pas faire son ménage elle-même.

Tout ce qu’on refuse de lui dire. Parce qu’elle est cardiaque. Elle ne doit pas savoir ce qui se passe dans la famille. Elle ne peut pas voir les photos de ses arrières petites-filles.

Et l’absent. Tout ce temps sans nouvelles de lui. L’incompréhension. Des années sans un coup de fil. Pourquoi ? Qu’a-t-elle fait de mal ? Et s’il lui était arrivé quelque chose de grave ?

Mieux vaut prendre la faute sur elle que de penser au pire.

Le pire, c’est bien sûr que le pire arrive aux autres. Pour elle, le pire c’est de ne plus rien pouvoir faire.

Elle pense à mourir. Souvent. Un moyen de quitter la scène en étant enfin exemptée de tous ces reproches.

Mais elle ne le fera pas elle-même, bien sûr. Elle ne peut pas. Pour eux.

Elle y pense, c’est tout.

Et les larmes viennent, débordent et coulent en cascade.

Et elle s’excuse.

Elle me demande pardon de pleurer, de ne pas pouvoir se contenir. Je lui dis de ne pas s’excuser, qu’il vaut mieux que ça sorte.

Je lui dis que ses sentiments sont légitimes.

Je lui dis que ce n’est pas de sa faute.

Je ne lui dis pas que j’ai très envie de rencontrer certains membres de sa famille en face à face et de leur refaire le portrait à coup de pelle.

Il y a des émotions qui peuvent déborder, et d’autres non.

Même si parfois je me demande ce qui est le pire.


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4 years ago

DRH

« Écoutez Sylvie, je vous aime bien mais là ça ne va pas du tout. Vous manquez trop de… et puis vous êtes trop… enfin vous voyez !

Sylvie ne voyait pas, non. Son regard balaya furtivement son bureau et son ordinateur, tentant de comprendre ce que son chef pouvait bien lui reprocher. Il lui semblait bien que son travail était fait en temps et en heure, et sans erreurs. Et puis même si c’était le cas, c’était son chef, il saurait bien lui expliquer le problème s’il y en avait un, non ? Au lieu de sous-entendre l’évidence de ce qu’il était visiblement incapable de formuler.

Mais elle n’était embauchée que depuis deux semaines et elle demanda prudemment :

— Il y a un problème, monsieur ?

— Oui, il y a un problème ! Filez voir la DRH et réglez-moi ça.

— Mais…

— Troisième étage. Allez-y. Plus vite ce sera fait, mieux ça vaudra pour tout le monde. »

Ce nouveau travail commençait très fort. Sylvie avait été soulagée de trouver ce poste au sein d’une grande entreprise après seulement deux mois de chômage. Se retrouver sans emploi à 54 ans était terrifiant, même en ayant un CV aussi rempli que le sien. Mais les gens ici étaient étranges. Froids. Presque… éteints. Sylvie s’était donné du mal pour se faire accepter, et maintenant c’était son chef qui prenait la mouche ? Était-elle allée trop loin en ramenant des biscuits pour tout le service ? Biscuits auxquels personne n’avait touché, d’ailleurs. Visiblement ce genre d’initiative ne collait pas avec la non-ambiance de l’entreprise.

Elle n’eut aucun mal à trouver le bureau de la DRH et frappa timidement. Qu’est-ce qu’elle allait bien pouvoir lui dire ? Elle ne savait même pas pourquoi on l’envoyait là !

« Bonjour ! la salua la DRH en lui serrant chaleureusement la main. Sylvie Frappart, n’est-ce pas ? Je me souviens de votre embauche, c’est tout récent ! Comment allez-vous ? Je vous en prie, asseyez-vous !

Au moins, ça se présentait bien, même si elle ignorait le nom de son interlocutrice. Sur son bureau, une petite plaque indiquait Direction des Relations Humaines. C’était étrange, mais plus logique d’une certaine manière que le classique ‘Direction des Ressources Humaines’, une expression qui avait toujours donné froid dans le dos à Sylvie.

La directrice était jeune, dynamique, la mâchoire carrée et la coupe à la mode. Mais sympathique. En quelque sorte. Presque désespérée de paraitre sympathique. Ou peut-être était-ce Sylvie qui se faisait des idées. Sans doute.

— Alors, qu’est-ce qui vous amène ?

— Je… je ne sais pas exactement, mais mon chef estime que… qu’il y a quelque chose qui ne va pas, et il m’a envoyé ici… Écoutez, c’est ridicule, je suis sûre que vous avez beaucoup de travail et moi aussi, mais il n’arrive même pas à me formuler ce qu’il me reproche !

— Ah. Oui. Je vois. Déjà ?

— Déjà quoi ?

— Vous vous plaisez chez nous, Madame Frappart ? Je peux vous appeler Sylvie ?

— Je vous en prie. Et oui, c’est un excellent environnement de travail.

— Mais vos collègues sont un peu… distants, n’est-ce pas ?

— J’avoue… Est-ce que c’est de ma faute ? Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ?

— Oh, grands dieux, non, Sylvie ! Au contraire ! Vous êtes absolument charmante ! Je suis sûre que vous vous donnez du mal pour nouer des relations avec eux, n’est-ce pas ?

— Bien sûr ! C’est très important d’être sociable au travail, et je fais de mon mieux pour…

— Oui, oui, et c’est tout à votre honneur, mais Sylvie… vous avez été embauchée à la logistique.

— Heu… je ne vois pas où vous voulez en venir…

— Ici, au Département des Relations Humaines, on a besoin de beaucoup de capacités sociales. À l’accueil également. Sans oublier nos commerciaux ou notre service après-vente. Mais à la logistique, les relations humaines ne sont pas indispensables. Elles peuvent même être considérées comme une perte de temps. En tous cas par notre employeur. Donc…

— Attendez, on me reproche de parler avec mes collègues ? Mais c’est complètement fou ! Comment peut-on travailler si on ne se parle pas ?

— Avec bien plus d’efficacité, j’en ai peur. Les chiffres ne mentent pas sur la question. Croyez bien que je regrette d’en arriver là. J’essaye toujours de mettre des personnes très réservées dans ces services, et vous me paraissiez assez timide pour ne pas trop en souffrir…

— J’étais stressée par l’entretien, on ne m’a jamais parlé de rester absolument seule lors de mon futur travail !

— Ce qui est une erreur de notre part. De ma part. Un mauvais jugement, visiblement.

— Non, non, attendez, j’ai vraiment besoin de ce poste ! Je veux dire, j’aime vraiment travailler ici, je peux…

— Bien sûr, bien sûr, vous allez faire des efforts et vous adapter à notre fonctionnement, je n’en doute pas. Mais vous n’avez visiblement pas le caractère pour, donc je vais vous aider. Donnez-moi votre bras.

Elle prit une machine dans un tiroir, un gros cylindre noir doté d’un écran lumineux. Sylvie n’eut pas besoin de demander quel bras il fallait tendre. On lui avait greffé une puce pour sécuriser son entrée dans le bâtiment, allumer son ordinateur et garantir son accès à toutes les commodités de l’entreprise. Vous allez voir, lui avait dit le docteur, elle vous sera indispensable au quotidien…

La DRH murmura tout en réglant son engin :

— Alors, on va baisser le besoin de relations humaines de 80%... Quoique… Allez, on va essayer 60% dans un premier temps, pour que le changement ne soit pas trop brusque, et si vous vous sentez encore mal à l’aise vous reviendrez me voir, d’accord ?

Sylvie n’arrivait pas à y croire. Elle demanda, la gorge nouée :

— La… la puce peut vraiment faire ça ?

— Bien sûr. Et vous avez donné votre accord. Vous n’avez pas lu votre contrat ?

— Il… il était énorme…

— Et vous n’êtes pas une spécialiste. Je ne vous jette pas la pierre. De toute façon, c’est pour vous qu’on fait ça. Vous ne souffrirez plus d’être isolée au travail, je vous le garantis.

— Mais chez moi… Avec ma famille… Comment ça va…

— C’est pour ça qu’on va commencer par 60%.

Sylvie savait ce qu’il lui restait à faire, mais n’arrivait pas à tendre son bras. Elle n’avait encore jamais subi de modificateur de personnalité. 60%, ça lui semblait énorme.

— Sylvie, gronda légèrement la DRH. On doit tous faire des efforts. Regardez, moi j’ai une modification de sommeil. Ҫa fait cinq ans que je n’ai pas fermé l’œil. Et ça marche. Je suis efficace.

— Et si je promets de me conformer au… au code ? De ne plus essayer de bavarder, de rester concentrée uniquement sur mon travail ?

— Vous êtes sûre ? J’ai peur que vous en souffriez. Je n’ai pas envie que vous déclenchiez une dépression.

— Je suis sû…sûre. Je vous… je vous le promets.

— Et bien dans ce cas, faisons un essai.

La DRH rangea sa machine et adressa un sourire éclatant à Sylvie.

— Mais si ça ne va pas, promettez-moi de revenir me voir, d’accord ? C’est pour votre bien. Mieux vaut un petit réglage que de souffrir tous les jours de ne pas être à sa place !

— Je vous le promets. Au revoir. »

Sylvie fila aussi vite que la politesse le lui permettait.

La DRH soupira. Une baisse de capacités sociales, pour l’instant c’est elle qui en aurait le plus envie. Ҫa lui semblait plus correct de laisser les employés choisir. Mais un de ces jours, quelqu’un allait lui demander pourquoi il y avait aussi peu de modifiés sous sa responsabilité, et là…

Dieux qu’elle avait sommeil.


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4 years ago

Joyeux Noël

Cher Père Noël,

Pour Noël je voudrais un chapeau de sorcière et un balai volant. Je voudrais aussi un chaudron, des recettes et tout le nécessaire pour réaliser des potions magiques. Il me faudrait aussi un grimoire rempli de formules magiques, un familier (de préférence un chat noir ou un corbeau, mais si tu as un crapaud ou une chauve-souris sous la main je suis preneuse), et une baguette magique. J’espère avoir été assez sage pour mériter en prime une boule de cristal et un jeu de tarot, mais si ce n’est pas le cas tant pis, je me débrouillerais.

Oui, cette année j’ai renoncé à te demander la paix dans le monde et la fin des catastrophes que l’humanité s’ingénie à s’infliger à elle-même et aux autres. J’ai fini par admettre que tu ne peux pas te mêler des sentiments et pensées des gens, à part en encourageant la gentillesse par des cadeaux, ce qui est déjà bien mais reste limité. Non, cette année j’ai décidé de sauver le monde en allant botter des fesses moi-même, il ne me manque que les moyens adéquats pour y parvenir. Et je place de grands espoirs dans la sorcellerie.

En te souhaitant une bonne tournée et bien sûr un joyeux Noël,

Affectueusement,

Lilith


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4 years ago

Rebellion

Ils crient, ils piaillent, ils font un boucan d’enfer et ils ne sont que le début de la catastrophe.

Je déteste ces oiseaux.

À l’époque, ils vivaient sur le lac Stymphale, où ils dévoraient joyeusement les poissons, les autres oiseaux, les animaux au sol et les humains égarés. Leurs becs, leurs serres et leurs ailes sont en airain, ils étaient considérés comme impossibles à tuer et a proliféré comme la vermine qu’ils sont. Puis Hercule s’est pointé et a fait un tel massacre qu’on a considéré l’espèce comme éteinte.

Hélas, il n’a pas totalement fini le travail. Les piafs survivants se sont trouvé un nouvel endroit pour vivre. Un protecteur. Après tout, c’étaient les descendants d’Arès – même si personne ne veut savoir ce qui s’est passé exactement pour qu’il ait des enfants à plume. Les dieux ont gardé une certaine considération.

Aujourd’hui, ils sont les serviteurs des trois Anémoi Thyellai, les terribles dieux-vents des orages, tempêtes et ouragans. Lorsque Zeus accepte qu’on relâche ces enfants terribles, les oiseaux d’airain volent en tête, hurlent et tuent ceux qui ne vont pas se cacher immédiatement. Pourquoi le dieu du ciel a-t-il accepté ? Les éléments sont cruels, et plus cruels encore sont les dieux.

Mais de nos jours, les humains ont appris à se passer des héros, et si ça continue comme ça, on va aussi apprendre à se passer de dieux.

J’arme la machine. Non, elle n’a pas été bénie par Héphaïstos, ce n’est que le talent et l’ingénierie humaine qui l’ont mise au point et perfectionnée. Ce genre de choses est censé nous servir à nous entretuer, pour la plus grande gloire d’Arès, tout ça tout ça. Comme si nous allions accepter de vivre avec les monstres toute notre vie.

Les éclats brillants du soleil sur les ailes d’airain se rapprochent. Les piaillements sont plus insupportables que jamais. Mon arme est chargée et prête à tirer. Je vise.

Aujourd’hui, je vais briser le pacte entre les humains et les dieux, mais la ville est fichue de toute façon, les Anémoi Thyellai vont la réduire en pièce, et tous ses habitants avec. Et puis je ne me rappelle pas avoir signé ce pacte. Personne ne m’a demandé mon avis. Mon avis, le voilà.

Je tire.

L’arc électrique saute sur le premier oiseau et bondit de l’un à l’autre jusqu’à tous les toucher.

Pendant quelques secondes, rien de bouge.

Puis ils se mettent à tomber, les uns après les autres, écrasant leur énorme masse au sol, enfin silencieux.

Derrière eux, la tempête gronde.

Bien.

Je recharge mon arme.

Voyons ce que les dieux des tempêtes valent face à la foudre.


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4 years ago

La maison

Tous les enfants perdus finissent par trouver le chemin de cette maison. C’est le centre de gravité de la forêt – on a beau essayer d’avancer en ligne droite pour sortir, on ne fait que spiraler toujours plus près de cette maison-là. Enfin, pour les enfants perdus. Les adultes n’ont aucun mal à traverser les bois. C’est tout petit, en réalité. Même les chasseurs n’y trouvent aucun intérêt. Il n’y a pas le moindre champignon. On n’y croise que des promeneurs du dimanche, en famille, venus retrouver un peu de nature pour changer de leur quotidien citadin.

Pour les enfants perdus, la forêt est très différente. Plus grande. Plus sombre. Plus inquiétante. S’ils se mettent à courir, ils arrivent plus vite encore au centre. À la maison.

Non, ce n’est pas une maison en pain d’épice, ni une isba montée sur trois pattes de poule. C’est un pavillon tout ce qu’il y a de plus classique, fraichement repeint, avec un petit jardin propret, et une allée accueillante reliant la porte à un portail toujours ouvert. En pleine forêt, c’est tout. Sans trace de voiture ni de garage. Mais il y a un cheval, sur la pelouse à l’arrière de la maison, qui croque les pommes directement sur l’arbre, un grand cheval blanc. Ce serait un peu étrange, de vivre aussi loin de tout et de se déplacer à cheval, mais on vit une époque étrange et des tas de gens tentent des retours aux sources plus ou moins expérimentaux. Donc pourquoi pas.

De toute manière, après avoir erré dans les bois, avoir eu si peur et si faim, les enfants perdus ne se posent pas plus de questions. Ҫa fait des heures qu’ils ont vu que leur téléphone ne fonctionnait plus, et comment peut-on trouver des secours sans téléphone, à moins de demander à quelqu’un ? Et ils sont si soulagés de trouver une présence humaine à nouveau. Alors, ils hésitent, mais ils finissent toujours par prendre leur courage à deux mains et toquer à la porte.

L’accueil peut être différent. Parfois c’est une vieille femme souriante qui ouvre, parfois un grand homme costaud, parfois une jeune fille aux yeux perçants, parfois un autre enfant. Mais c’est toujours quelqu’un qui sait les rassurer immédiatement. Et tant mieux. Après tout, on ne devient pas un enfant perdu par hasard, en lâchant la main d’un de ses parents pendant la balade. Non, ces enfants-là ont déjà été perdus bien avant de mettre un pied dans la forêt. Perdus dans leur vie. À la recherche d’une place. À la recherche d’un sens, d’une identité qui leur correspondrait mieux que le masque qu’on leur force à arborer au quotidien. À la recherche d’eux-mêmes. À la recherche d’un abri, le temps de retrouver des forces, d’être prêt à affronter le monde.

Cette maison-là est un bon endroit pour ça.

Tous les enfants perdus finissent par repartir, tôt ou tard. Ils n’ont pas tous besoin du même temps. Certaines blessures sont longues à guérir, mais certaines révélations frappent comme la foudre. Chacun reste le temps qu’il lui faut. Ҫa ne change rien. Le chemin du retour est court, ils sont de retour dans le monde qu’ils ont quitté en un rien de temps. Un temps qui ne s’est pas écoulé pendant leur absence. Personne n’a même commencé à les chercher. Personne ne s’est rendu compte de rien.

Mais tout est différent à présent, et ils sont prêts à affronter le monde à nouveau.


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4 years ago

Permaculture

Lorsque la graine de tomate donna une petite feuille, puis deux, puis trois, pointant timidement au-dessus de la terre, elle découvrit loin au-dessus d’elle un colosse, un véritable géant végétal, quasiment un arbre à cette échelle. Le plant nouveau-né s’en tint prudemment à l’écart – autant que sa petite tige le lui permit. Il était effrayant, celui-là.

Petit à petit, le plant de tomate grandit, tout comme son immense voisin, et comme son minuscule autre voisin : sous ses feuilles, la large verdure de feuilles de courge commençait à s’étaler au sol, tandis que tout là-haut, une immense fleur se mit éclore au sommet du tournesol. Celui-ci faisait moins peur au pied de tomate, qui s’était peu à peu habitué à sa présence aussi imposante que silencieuse. Heureusement, car leurs destins se retrouvèrent littéralement liés lorsqu’on les attacha l’un à l’autre.

Très gênée, le pied de tomate tenta d’expliquer au tournesol qu’il n’y était pour rien ! Oui, ça devenait de plus en plus dur, ces derniers temps, de soutenir ses propres tiges. De minuscules tomates commençaient à pousser et l’alourdissaient considérablement. Mais quand même, hors de question de se plaindre ni de se laisser aller !

L’autre lui répondit simplement :

— Laisse-toi faire.

— Mais non, je ne peux pas m’appuyer comme ça sur toi, enfin !

— Mais si. Regarde comme je suis grand et fort, alors que tes tiges ploient sous le poids des feuilles. Tu imagines quand tes fruits seront mûrs ! Et puis, je suis là pour ça.

— Mais toi, tu n’auras pas de fruits ?

— J’aurais mes graines sur la tête, mais ça ne change rien. Allez, appuie-toi ! »

Le plant de tomate leva la tête et vit, tout là-haut au sommet, un sourire timide mais amical, le sourire du tournesol. Alors il accepta et posa enfin son fardeau.


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4 years ago

Promenade

Plus tard, plus tard… Autant dire jamais !

Avoue-le une bonne fois pour toutes, mais arrête de jouer avec mon pauvre cœur ! Ce sont tous mes espoirs que je t’ai offerts, et tu as compris, je le sais, tu as dit les mots fatidiques ! Et dès que tu as vu que la joie de l’anticipation m’envahissait, tu as immédiatement douché mon enthousiasme avec ce plus tard. Plus tard, ça n’est pas non. J’y crois encore. Je te fais les yeux doux, les yeux tristes, les yeux mourant de chagrin de l’esseulé qui est encore rejeté injustement.

Toi, tu regardes ton écran. Encore.

Je me place à ta gauche, puisque tu utilises ta souris de la main droite, c’est la gauche qui est disponible pour une caresse. Un soupir pour attirer ton attention, puis un sourire pour te séduire à nouveau, je fais le beau, je me mets en valeur sous mon plus bel angle.

J’ai droit à un petit tapotement sur la tête, et un « Mais oui, mais oui, je sais… Attends, je finis ça et j’arrive. »

Menteuse.

Abattu par ta trahison, je retourne à mes jouets, passant tristement de l’un à l’autre. Rien n’a vraiment de goût quand tous ceux qui comptaient dans votre vie vous abandonnent. Autant rester là, seul, pour toujours.

Soudain j’entends le cliquetis de la laisse. Enfin ! Ma joie éclate bruyamment tandis que je danse autour de toi, mais c’est bon, c’est validé, l’horrible plus tard est fini, la promenade est là ! Enfin je suis compris, aimé, et heureux !


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4 years ago

C’est pour ton bien !

T’imaginer sur les plages du Rhin, transformé en glaçon parce que tu aurais osé tremper tes jambes dans l’eau, ça me faire rire.

T’imaginer cherchant ton chemin jusqu’aux plages, maudissant le GPS qui ne te corrige jamais quand tu confonds la droite avec l’autre droite, ça me fait beaucoup rire.

T’imaginer faire ta valise seul et découvrir après coup que tu as pris deux maillots de bain et aucune serviette, découverte fatidique qui aura lieu uniquement après être allé te baigner dans l’eau glacée du fleuve, ça me fait mourir de rire.

Bref, tu vois bien qu’il faut que je vienne. Et que je veille sur toi et que je m’occupe de tout. Comme toujours. Je ne sais pas d’où te viennent ces velléités d’indépendance, mais c’est absurde. Tu as la chance d’avoir une mère qui t’aime et est prête à se dévouer pour toi, pourquoi tu le refuses ? Il y en a plein qui tueraient pour être à ta place !

Et puis cette idée d’aller sur les plages du Rhin, franchement, d’où ça sort ? On va à la Méditerranée tous les ans. Ҫa, c’est de la plage ! Je ne comprends pas ce qui peut bien te passer par la tête.

Ou alors tu as rendez-vous ? C’est ça ? C’est une fille ? Un garçon ? Tu peux me le dire, tu sais, je ne vais pas te manger. Au contraire, je serais ravie de rencontrer quelqu’un qui serait prêt à partager ta vie, parce qu’il en faut du courage ! Tu ne sais rien faire tout seul, à ton âge !

Heureusement que je suis là.


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4 years ago

Peinture

J’ai un mur en brique chez moi.

Il n’est pas juste en brique. Il y avait une couche de placoplâtre dessus, recouvert de papier peint, lui-même recouvert de peinture. Le résultat était dégueulasse. J’ai tout enlevé. Donc maintenant, que des briques.

Mais ce n’est pas un mur censé se voir, il n’y a pas de jolie démarcation entre les briques. Honnêtement, ça ressemble plus à des mini-parpaings marron. Donc j’ai décidé de pigmenter un peu ça.

J’ai acheté deux pots de peinture, un noir et un blanc, et j’ai commencé à peindre, minutieusement, une brique noire, une brique blanche, etc, etc. Ҫa fait complètement ressortir les décalages que les ouvriers ont faits entre les briques de chaque rangée, pas réguliers mais presque, juste assez pour que l’œil ait envie de les suivre, mais pas assez pour que ce soit satisfaisant. Mon mur bicolore ne se contente pas d’attirer le regard, il hypnotise, on y revient sans arrêt, en cherchant où exactement ça a commencé à décrocher, pourquoi là ça va et là ça ne va pas, c’est agaçant comme un tableau de travers, envoûtant comme un immense damier. Je l’adore.

Clairement, je suis la seule.


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4 years ago

Evasion

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« Comment a-t-il osé ? Ce sale petit rat d’égout, si jamais je le revois je lui brise la nuque, je lui tords le cou, je le…

— Je vous en prie, mon cher. S’énerver ne nous servira à rien. Passez plutôt votre énergie à trouver un moyen de le rattraper.

— Le rattraper ? Encore faudrait-il savoir où il est passé ! À cette heure-ci, il pourrait bien avoir déjà sauté dans un bateau à destination de l’autre bout du monde ! Ce lâche, ce scélérat, ce…

— Peut-être pas. Peut-être qu’il se terre quelque part, chez un ami ou un parent, en espérant que la honte vous empêche de dire à tout le monde ce qu’il a fait, et que la lâcheté ne retienne votre bras au moment de le corriger.

— Moi, lâche ? Si je lui mettais la main dessus, vous verriez, ma chère, que l’âge ne m’a pas privé de toutes mes forces, et que je sais encore tenir une canne assez fermement pour corriger ce va-nu-pieds ambitieux !

— Et il sera beau le jour de ses noces ! Allons, mon ami, l’heure n’est pas à la colère, je vous le répète, mais à l’action. S’il est encore en ville, il faut le retrouver et le mettre face à ses responsabilités. Il épousera Charlotte, que ça lui plaise ou non !

—Et pourquoi voudrais-je que ce malandrin épouse ma précieuse fille, alors qu’il a osé se glisser dans son lit !

— Tout d’abord, votre précieuse fille n’est pas innocente dans l’affaire. Ensuite, leur aventure stupide pourrait très bien avoir des conséquences. Il lui faut un mari, et au moins celui-ci semble lui plaire.

— D’ailleurs, où est Charlotte ? En train de pleurer dans sa chambre parce que ce malotru l’a abandonnée ? N’est-ce pas votre devoir d’aller la consoler ?

— Mon devoir de mère est de régler cette affaire. Elle est assez grande pour sécher ses larmes de petite sotte toute seule. Pressez-vous et sortez, écumez toute la ville s’il le faut, mais trouvez-le !

— Quoi, vous voulez que j’avoue au grand jour ? Et couvrir de honte ma propre fille et mon nom ?

— Vous n’avez pas besoin d’avouer pour qu’on s’imagine pourquoi vous cherchez partout votre associé disparu, les mauvaises langues s’en chargeront. Vous êtes dans votre droit. Courez, vous dis-je !

— Très bien, très bien, je cours, je… Tiens, est-ce vous qui avez mis cette enveloppe dans la poche de ma veste ? Oh, non, mon dieu, c’est l’écriture de Charlotte, qu’est-ce que…

— Comment ça, l’écriture de Charlotte ? Pourquoi diable vous écrirait-elle alors qu’elle est dans la maison ? Si c’est par honte de son geste, elle a tout intérêt à s’être appliquée et à montrer tout son repentir, mais je ne crois pas qu’une seule feuille y suffirait…

— Suffit ! Charlotte est partie !

— Partie ? Comment ça partie ? Partie avec son amant ?

— Elle dit que non ! Elle dit qu’elle veut partir à l’aventure ! Elle dit que… C’est insensé !

— Donnez-moi ça ! Oh mon dieu… Oh mon dieu… Mais qu’est-ce qui est passé par la tête de cette enfant ! Seule sur les routes, qui sait quelles horreurs l’attendent ! Vite, il faut la rattraper !

— Mais où peut-elle être ? Elle a pu partir dans n’importe quelle direction ! Elle n’en dit rien dans sa lettre ! Seulement qu’elle veut aller « loin d’ici » !

— Alors au port. Allons-y immédiatement !

— Vous m’accompagnez ? Ce n’est pas un endroit très convenable pour…

— Essayez seulement de m’en empêcher ! »

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4 years ago

Susceptibilité

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La lande est magnifique par ici, et les falaises encore plus. Oui, ce chemin est réputé dangereux, chaque année des touristes y décèdent, mais la vue en vaut largement la peine, et puis Raphaël fait très attention, il fait jour, il n’a pas bu, il n’y a pas vraiment de risques.

D’ailleurs il n’est pas le seul à venir profiter de la beauté de l’endroit. Devant lui, il voit une femme, mince et aérienne, portant dans un imperméable flottant autour d’elle, qui saute de rocher en rocher comme si le vent lui-même la portait. Elle s’approche de plus en plus du bord de la falaise, et finit par s’arrêter à l’extrême limite, si près que Raph se demande si la pierre ne risque pas de s’ébouler sous ses pas. Il tente de lui crier que c’est dangereux, mais l’inconnue l’ignore et se penche de plus en plus vers la mer et les rochers en dessous, à plusieurs dizaines de mètres plus bas…

L’éclair de compréhension frappe Raph. Elle le fait exprès. Elle est venue ici pour mourir.

Lui criant toujours de reculer, il se précipite vers elle et la tire en arrière. Dans un mouvement de rejet, la femme recule trop, il la suit, et sent le sol se dérober sous ses pas…

Il tombe pendant quelques secondes qui durent mille ans.

Puis le choc.

Mais non. Ce n’est pas le choc de son corps s’écrasant au sol, c’est le choc d’être agrippé par deux bras solides qui le retiennent fermement, tandis qu’au-dessus de lui deux ailes immenses déployées leur permettent de planer doucement jusqu’au sol. Le choc, c’est de voir la femme inconnue devenue subitement monstrueuse et emplumée, qui le regarde dans les yeux et lui gronde de rester tranquille. Et lorsqu’elle le dépose au sol, c’est ce deuxième choc qui rend ses jambes faibles et le fait s’écrouler sur place. Qu’est-ce qui vient de se passer ? Qu’est-ce qu’il a vu ?

«  Qu’est-ce que vous faisiez là ? lui reproche la femme-oiseau. Vous auriez pu vous tuer !

— Je… je…

— Vous avez essayé de m’attaquer !

— Non ! Je… je croyais… que vous vouliez sauter ! Mais pas avec… avec les ailes… je croyais…

— Ah. Vous avez cru que j’étais une humaine qui voulait se suicider.

— Oui !

— Si ça avait été le cas, ça aurait été un épouvantable sauvetage, vous savez ça ?

— … sans doute !

— Et maintenant, je devrais vous dévorer.

— Quoi ?

— Pas de témoin, pas de problème. Et puis entre la falaise et la marée, vous ne seriez pas le premier corps qui ne serait jamais retrouvé.

— Mais… mais j’essayais de vous sauver !

— Oui, c’est pour ça que j’hésite encore. Ce ne serait pas très juste. Mais il s’agit de la survie de mon peuple. Nous avons besoin de ce secret. Nous sommes trop peu nombreuses aujourd’hui…

— Votre peuple… Les femmes-oiseaux ?

— Quoi ? Je suis une sirène ! Les poètes mettent l’humanité en garde contre notre espèce depuis des millénaires ! Pour qui vous me prenez ?

— Oh, heu, je croyais que les sirènes étaient plus… aquatiques ?

— On n’est pas chez Disney ! Ce n’est pas ma faute si les humains ont donné le même nom à des espèces complètement différentes… Bref. Il est tôt, personne ne nous a vus, vous êtes un problème facile à régler.

Raph commença à chercher dans son dos, le plus discrètement possible, une pierre qu’il pourrait ramasser. Hors de question de se laisser dévorer ! Magique ou pas, la sirène est mince, presque frêle, en combat il pourrait facilement…

— Je vais vous dire ce que vous allez faire, Raphaël Hartcher, et vous avez de la chance d’avoir voulu faire une bonne action pour commencer. Ҫa me porterait malheur de ne pas en tenir compte.

La voix de la sirène, à présent, est envoutante, dérangeante mais fascinante. Raph écoute de toute son âme, certain à présent qu’il va entendre la chose la plus importante de sa vie.

— Vous allez lâcher cette pierre ridicule et vous lever. Ensuite, vous allez marcher jusqu’au bout de la plage, et oublier tout ce qui s’est passé entre le sommet de la falaise et le bout de la plage. Ҫa ne vous inquiétera pas, vous penserez que c’est normal d’oublier une partie de sa promenade quand on est plongé dans ses pensées, et vous n’aurez aucune envie d’en parler à qui que ce soit. Vous oublierez l’existence des sirènes. Ah, et quand vous rentrerez chez vous, vous prendrez un moment pour vous cultiver un peu sur les mythes grecs et leur bestiaire. Jamais vous ne penserez que la mythologie a quoi que ce soit de réel, mais vous ne confondrez plus les différents types de sirènes. Allez. »

Parfait. Tout ce qu’il vient d’entendre est parfait. Sensé, merveilleux, entrainant. Ralph y adhère en tous points.

C’est une belle balade, la plage à marée basse. Bien sûr, c’est moins beau que la vue depuis la falaise, mais il était tellement plongé dans ses pensées qu’il est descendu sans s’en rendre compte. Aucune importance. Par contre il est grand temps de rentrer. Peut-être qu’il va lire un peu, aujourd’hui. Il a des tonnes de classiques à la maison auxquels il ne touche jamais, ce serait une bonne chose de profiter des vacances pour se cultiver, après tout.

Il lui semble entendre derrière lui une étrange voix qui bougonne « pfff… aquatique… », mais il met ça sur le compte de son imagination.

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4 years ago

Auto-édition

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« Qui veut un roman ? J’ai ici un excellent roman à vendre ! Science-fiction, relations familiales complexes, géopolitique, réflexions sur l’humanité ! Seulement 2€99 pour l’ebook !

— Rah, vous êtes chiants les auteurs, toujours en train de nous solliciter, et achetez ci, et payez pour ça… On n’a pas un budget infini !

— Alors est-ce que je peux vous proposer une série de fictions et des fanfictions publiées gratuitement ? Disponibles sur la plate-forme…

— Ah non, je déteste lire sur écran ça me donne mal aux yeux. Et puis les plates-formes amateures, j’ai essayé, mais j’ai laissé tomber. C’est fouillis, c’est mal agencé, on trouve des textes vraiment pas terribles, et je ne veux même pas parler de l’orthographe. Moi je n’y vais plus.

— Oui, mais c’est le meilleur moyen pour proposer ses textes gratuitement, qu’est-ce que je peux faire de plus…

— De toutes façons, je n’ai pas le temps. J’aime lire, hein, pas de soucis, mais entre le travail, la maison, le sport, les séries, les jeux vidéos… J’ai déjà une dizaine de bouquins qui s’entassent sur ma pile à lire, même les nouveaux tomes des séries que j’adore je ne les ai pas encore ouverts, on m’en offre, on m’en recommande, et plus je lis, plus j’ai des auteurs préférés à suivre… Donc désolé, mais ce n’est pas possible.

— Ah. Oui, j’imagine…

— Enfin… je ne voulais pas vous déprimer ! Déjà, je n’ai rien contre les auto-édités. On entend souvent dire que si aucune maison d’édition n’a voulu d’un auteur, c’est qu’il est nul. Moi je suis plus modéré, je sais que les maisons d’édition sont obligées d’être rentables, et qu’elles ne peuvent pas se permettre de porter tous les projets de niche… Je suis sûr qu’on peut trouver des choses très bien en auto-édition. C’est juste qu’il faut chercher.

— Vous avez déjà acheté un livre auto-édité ?

— Heu, non, mais je ne suis pas contre, sur le principe…

— … On va dire que c’est déjà ça. Très bien, j’imagine que je vous ai assez fait perdre de temps, vous pouvez y aller. Moi j’y retourne, à force je vais bien réussir à convaincre quelqu’un !

— Honnêtement, ce n’était pas un très bon discours d’accroche…

— Peut-être, mais justement c’était honnête. Les thèmes importants de mon roman. Je le sais, c’est moi qui l’ai écrit.

— Oui, mais… il y a des personnages, dans ce roman ?

— Ben oui.

— Ils sont sympathiques ? Charismatiques ? Perdus ? Ecorchés vifs ? Ignobles ? Un peu bâtards sur les bords mais cool quand même ?

— Ҫa… dépend lesquels ?

— Le personnage principal, au moins, comment il est ?

— Il y en a sept, qui s’appellent par des numéros, et…

— Ah ouais quand même. C’est expérimental.

— Ҫa peut paraitre étrange comme ça, mais ça a du sens dans l’histoire ! Et puis…

— Et est-ce qu’il y a de l’action ?  Du suspens ? Du déchirement ?

— Oui, oui, ça j’ai !

— Et de la romance ? Des scènes de sexe ?

— Heu, non, ça j’ai pas.

— Un combat du bien contre le mal ?

— C’est plus complexe que ça. Plutôt un équilibre entre le contrôle et le chaos ?

— … Je ne sais pas comment dire ça de façon bienveillante, parce que vraiment je ne veux pas être méchant, mais vous êtes la preuve que le marketing est un métier à part entière et que les auteurs ne devraient pas être autorisés à y toucher.

— Oui, ben j’ai déjà expliqué tout ce que je voulais dire bien en détail, et ça a donné un roman de 200 000 mots ! Je ne peux pas le résumer correctement en deux phrases !

— Il est beaucoup trop long, ce roman ! Un éditeur aurait coupé ça en deux, c’est plus digeste pour les lecteurs !

— Et bien les éditeurs n’avaient qu’à le faire quand je leur ai proposé. En attendant, l’histoire est complète comme ça !

— Et vous avez beaucoup de lecteurs ?

— Quelques uns… Mais ceux qui l’ont fini l’ont beaucoup aimé !

— Et les autres ?

— Ils sont juste passé à autre chose. Ce n’est pas grave, c’est leur droit. Je suis déjà heureuse qu’ils aient essayé.

— Mais avec une présentation comme ça, il n’y a personne qui va essayer…

— Vous m’avez fait tout un speech sur le fait que les gens n’ont pas le temps ni l’envie de lire des livres inconnus de toutes façons, plus tous les préjugés sur les auto-édités. Et je sais que c’est vrai. Je vais juste rester modeste dans mes ambitions, et continuer à présenter honnêtement ce que j’ai écrit, pour attirer ceux que ça pourrait vraiment intéresser.

— Vous ne voulez pas faire une bande-annonce, avec des dessins, de la musique punchy et des phrases d’accroche ? Ҫa ça marche bien ! Et être plus présente sur les réseaux sociaux ! Vous faire connaitre et apprécier pour tenter les lecteurs !

— J’ai essayé, je suis vraiment nulle à ça… Et faire une bande-annonce, c’est largement au-dessus de mes capacités !

— Alors il faut peut-être changer de sujet ? Ecrire des livres qui auront plus de chance de trouver un éditeur, ou qui auront plus de lecteurs potentiels, comme du YA ou…

— Non.

— Quoi, non ?

— Non, c’est tout. Ecoutez, c’est gentil d’essayer de m’aider, mais le but, c’est d’avoir des lecteurs sur mes histoires. Si ce ne sont plus mes histoires mais des ersatz, ça n’a aucun intérêt de les écrire, à par être une concurrence médiocre à des écrivains qui ont déjà plein d’idées à écrire sur ces sujets.

— Mais il y a déjà beaucoup trop de monde qui écrit ! Regardez la rentrée littéraire, c’est une catastrophe ! On a quasiment plus de livres à lire que de lecteurs ! Soit vous attirez l’attention, soit vous rentrez dans le moule, il n’y a pas d’autre moyen de survivre !

— Oui, oui, je connais la chanson. C’est marrant, on parle toujours du fait qu’il y ait trop de livres, de la « surproduction », mais on passe élégamment sous silence sa conséquence logique : pour résoudre le problème, il y a des auteurs qui doivent dégager. Parce que admettre ça, c’est mettre le doigt dans le très douloureux débat du « si quelqu’un doit dégager, qui ce sera ? ». Certains mettent les pieds dans le plat, mais la plupart n’ont aucune envie d’en discuter, parce qu’ils ont tous peur que ce « qui », ce soit eux. On se sent tous illégitimes à un degré ou à un autre. Alors on essaye de se rassurer, on conchie tel ou tel groupe qui n’a aucune originalité ou une orthographe horrible ou une mentalité malsaine ou qui serait trop mercantile, en essayant de se convaincre que c’est une vraie bonne raison. Parce que tout ce qui compte, c’est que celui qui dégage, ce soit l’autre. Alors qu’en réalité, en tant que lecteur, soit on a vraiment envie de tenter, soit on passe son chemin, on n’a pas besoin de faire un procès d’intention à telle ou telle façon d’écrire. C’est entre auteurs qu’on montre les crocs, parce qu’on se sent menacés. Mais c’est un débat stérile. Qu’ils soient publiés ou non, qu’ils soient mis sur les étalages des librairies ou dans les dossiers oubliés d’un site obscurs, les auteurs continueront à écrire et à vouloir partager avec le plus de monde possible. Et si certains renoncent parce qu’on leur a rentré dans le crâne qu’ils ne seraient pas à la hauteur, pour moi c’est une tragédie.

— Donc… Tout le monde écrit ce qui lui chante et racole le lecteur comme il peut. C’est bien ça, votre philosophie ?

— C’est à peu près ça.

— Vous êtes perdante à ce jeu là, et franchement ça fait mal au cœur de voir ça. Abandonner quand ça ne marche pas, ce n’est pas une tragédie, c’est aussi se protéger !

— J’ai l’impression que vous ne savez pas ce que c’est, d’avoir des histoires plein la tête et qu’elles ne puissent jamais sortir… Ҫa tourne en rond jusqu’à virer à l’aigre, jusqu’à ce qu’on se demande si tout ce qu’on y a mis a le moindre sens, et surtout, ne jamais les partager, c’est se sentir tellement seul… C’est comme d’être muet et que les gens considèrent qu’on n’avait juste rien à dire. Et bien si. J’ai à dire, je l’ai dit et je continuerais à le dire, à tous ceux que ça intéressera.

—Pff… Au final, je vais finir par l’acheter juste parce que je me sens coupable, votre ebook.

— Si c’est pour ne pas le lire, ce n’est pas la peine.

— Hé, pas la peine d’être désagréable, non plus !

— Non, désolée, je ne voulais pas être désagréable, c’est juste ce que je pense. Je n’ai aucune envie de vendre des livres qui ne seront pas lus juste pour le plaisir de faire une vente de plus. Ce n’est pas non plus comme si je gagnais ma vie avec. J’essaye juste de trouver mes lecteurs.

— Je comprends. Je crois. Bonne chance, alors.

— Merci, et bonne journée !

— Mais sérieusement, changez de phrase d’accroche. Celle-ci est horrible.

— Je peux essayer… Roman à vendre ! Découvrez une fratrie d’enfants artificiels sur lesquels pèse le destin du monde ! Complots, trahisons et rebondissements ! Un livre sur l’entraide et la confiance ! 2€99 l’ebook, version gratuite disponible sur PC et smartphone !

— C’est… c’est déjà mieux. Je pense qu’on peut encore affiner, mais c’est mieux. C’est moins pire en tous cas.

— Je continuerais à l’améliorer au fur et à mesure. Merci pour les conseils !

— Bon courage ! »

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Un dernier texte pour le défi qui n’est pas que de la fiction, puisque je suis une romancière auto-éditée. J’en ai donc profité pour mettre en scène les remarques, critiques et arguments que j’ai pu retrouver à droite et à gauche depuis que je m’intéresse au sujet. Le donneur de conseil de l’histoire n’est pas une personne en particulier, il est juste là pour présenter différents arguments pour que je puisse poser les miens.

En version moins romancée, vous pouvez trouver mon avis sur l’auto-édition et les histoires en général ici (oui il faut vraiment que j’organise mieux mes tags pour s’y retrouver sur mon tumblr, mais globalement avec #blog écriture on retrouve mes élucubrations).

Sur la façon dont je me suis lancée dans l’auto-édition et mes conseils pratiques ici (je ne sais pas si ça vaut la peine de mettre ces textes sur tumblr, est-ce que ça intéresserait quelqu’un ?).

Et vous pouvez acheter le tout à fait authentique livre que j’ai extrêmement bien vendu dans cette histoire (lol) sur Amazon, Fnac, Bookeen, ou le trouver en lecture gratuite ici.

Merci à tous !


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